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Comment ça marche?
La sollicitation d’avis, dans la version utilisée chez AES (dont nous parlons un peu plus loin), on élit un responsable de décision. En général, la personne qui devrait traditionnellement prendre une décision va choisir la personne en réalité la mieux placées. Le décisionnaire est donc libre et responsable de prendre une décision qui serve la raison d’être de son organisation ! Mais pour limiter voire éviter les décisions inadaptées, le décisionnaire doit solliciter des avis. Voici les quelques règles qui gouvernent la sollicitation d’avis :
- on sollicite un référent
- on sollicite les personnes affectées par la décision
- plus importante la décision, plus on sollicite de monde (donc si toute l’organisation est touchée, on sollicite toute l’organisation!)
Au delà de ces trois règles d’or, il est suggéré de solliciter des personnes à l’écoute, reconnues comme ayant pris de « bonnes » décisions, proches de la situation…Au contraire de la gestion par consentement ou consensus, ici il y a moins de réunions, pas de frein à la prise de décision, et un respect de l’élan intérieur de la personne.
Exemple : L’Oasis de Béziers pour lequel nous cherchons un terrain. La localisation et le potentiel du terrain sont des critères si importants pour notre organisation que tout le monde sera affecté par la décision. Donc, nous nous réunissons plusieurs fois au cours de la recherche de terrain et prenons des décisions par consentement, comme le suggère la sociocratie qui est inscrite à nos statuts. C’est un choix de notre part de ne pas utiliser exclusivement la sollicitation d’avis, et de reconnaitre la valeur de l’objection et du consentement.
La sollicitation d’avis libère les capacités de chacun
La résultante de ce mode de prises de décisions? Eh bien, tout le monde détient le pouvoir dans l’entreprise. Chacun est libre de mener sa mission comme il pense qu’elle devrait être menée. C’est la beauté que je trouve dans ce processus : éclairer sa propre intuition à la lumière des avis des autres membres du groupe. Et en même temps, accepter pleinement la décision de l’autre, lui faire confiance, et l’aider à être pleinement responsable face au groupe, à tout moment.
Dennis Bakke, co-fondateur de AES, entreprise classée au Fortune 5001, résume la prise de décision par sollicitation d’avis en introduction de son livre à ce sujet, The decision maker2.
Dans une entreprise de décideurs, le chef choisit quelqu’un pour prendre une décision critique ; le décideur recherche des avis pour rassembler de l’information ; la décision finale n’est pas prise par le chef, mais par le décideur choisit.
The decision maker, Dennis Bakke (traduction libre)
Mais attention, ce processus de prise de décision ne tombe pas du ciel. Voyons quelles conditions peuvent faciliter l’émergence d’une gouvernance par sollicitation d’avis réussie.
Les conditions de la réussite
Cette démarche nécessite une atmosphère et une philosophie particulières pour fonctionner. Vu que tout le monde peut décider d’agir malgré les avis défavorables des autres, il est essentiel d’avoir confiance dans la capacité d’autrui à prendre de bonnes décisions. Notez à quel point cela peut être à rebours de notre tendance (culturelle) à nous méfier d’une décision qui ne soit pas collectivement consentie.
Voici plusieurs conditions de la réussite d’un processus de gouvernance par sollicitation d’avis, en ligne avec l’explication précédente :
- Nous postulons que l’autre a des bonnes intentions, et qu’il est capable de prendre des décisions favorables à la raison d’être du collectif.
- Les individus sont libres, autonomes et responsables d’assumer leur(s) rôle(s).
- Chacun est pleinement responsable de l’entreprise dans sa totalité.
- L’information circule en toute transparence pour faciliter la prise de décision.
- Les mauvaises nouvelles et aléas font partie du jeu : le groupe est capable d’accepter et de réajuster.
- On croit davantage dans la souplesse « organique » d’un tel groupe que dans la combinaison « prévision/contrôle » par une hiérarchie, à la fois pour l’épanouissement de chacun et pour la réussite du projet collectif.
Pour le dire plus simplement, Dennis Bakke liste en quelques mots les prérequis pour atteindre cet état de la matière humaine. Il croit que chacun est :
- unique
- créatif
- fiable
- capable d’apprendre
- responsable
- aime les défis
- désire contribuer
Mais attention! il liste aussi le mot qui suit, pour contredire ce qui précède : faillible.
Pourquoi la sollicitation d’avis peut échouer (ou comment éviter les écueils)
Attention à l’appel des sirènes de l’autorité
Si séduisant que paraisse ce processus, il nécessite des dirigeants déterminés à donner le pouvoir aux autres. Il semblerait même que cela dépende bien plus de la direction que des collaborateurs, finalement. A ce sujet, une tendance se dégage de certaines des entreprises étudiées par Frédéric Laloux dans le livre « Reinventing Organizations ». Les instigateurs de la sollicitation d’avis et de l’auto-gouvernance ont souvent été confrontés, au moment d’un aléa quelconque, à une volonté de retour au contrôle de la part des salariés. Par exemple, une disqueuse ou un poste à souder volés dans le magasin de l’usine…
Les dirigeants ou fondateurs doivent faire preuve de subtilité et d’une grande volonté pour résister à l’appel de l’autorité. Car cette façon de procéder est aux antipodes de l’ordre établi « décision/subordination/contrôle ». Il est en fait bien plus difficile de créer une nouvelle culture que d’entretenir celle qui domine. Entre autres, élire des « gardiens du processus » est une pratique déjà vue dans les entreprises autogouvernées et pratiquant la sollicitation d’avis.
Cultiver une atmosphère propice
En lien avec le point précédent, le fait est que l’atmosphère entière de l’entreprise doit être soignée afin qu’émerge les conditions propices à une auto-gouvernance. Au début, nous parlions de la confiance que l’on doit se donner mutuellement. Il s’agit donc de contribuer chaque jour à ce que l’atmosphère aille dans ce sens. On peut par exemple utiliser les cercles de parole pour entendre le ressenti de chacun, ou le forum ouvert pour laisser l’intelligence collective émerger et explorer de nouvelles pistes.
De manière plus générale, les démarches de communication empathique inspirées de la communication non-violente sont d’une grande aide pour comprendre et dénouer les conflits, et conserver une posture coopérative.
Former le groupe aux outils de la gouvernance partagée
Il paraît nécessaire de former les membres aux outils décrits plus haut, mais aussi à toute la culture de la gouvernance partagée. Rappelons que tout cela est inhabituel pour la grande majorité des gens à ce jour!
A ce propos, Je me souviens d’un membre de Natura-lien à qui je décrivais ma vision de cette prise de décision par sollicitation d’avis, et elle m’a dit sa frustration, son impression qu’on la laisse « se démerder ». Et je lui ai répondu : « exactement! j’ai suffisamment confiance dans ta capacité à prendre des décisions éclairées par les avis des autres, pour ne pas avoir à valider ton choix. »
Gouvernance par sollicitation d’avis et pensée permaculturelle
Observer et interagir
Au contraire des organisations dites « conventionnelles », où prévoir et contrôler sont le cœur du système, les organisations pratiquant la sollicitation d’avis ont plutôt tendance à ressentir et ajuster. Dit autrement, dans ces entreprises les petites décisions fréquentes emboîtent souvent le pas à des décisions rares mais bien souvent définitives. On le voit peu dans les associations comme la nôtre, mais c’est typique d’une usine de plusieurs centaines de salariés : un plan stratégique est décidé, et on s’y tient pour les cinq prochaines années.
Cette caractéristique fait penser au principe permaculturel « observer et interagir ». En effet, vous observez l’entreprise à laquelle vous appartenez continuellement, parfois sans trop en avoir conscience. L’interaction fait aussi partie de ce lot : l’observation mène à l’interaction, qui elle même nourrit des observations. Eh bien, c’est justement un fait remarquable dans la sollicitation d’avis : on confronte les idées qui émergent de l’observation à l’opinion de nos pairs.
Des organisations très…organiques
La pensée permaculturelle observe le milieu de manière systémique. Pour nous, tout ce qui vit interagit et a un effet sur son environnement. Ici justement, l’entreprise gouvernée par la sollicitation d’avis ressemble à un écosystème très vivant où chaque entité peut aller dans la direction que l’intuition lui suggère (aidée du regard des autres).
Pour illustrer cela, imaginez au contraire une forêt dans laquelle un comité de direction impose à toute la forêt une conduite à adopter. Les arbres et les animaux devraient attendre la décision finale avant de faire quoi que ce soit! C’est évidemment absurde (illustration par l’excellent Etienne Appert)
Accepter la rétroaction
En sciences écosystémiques, une boucle de rétroaction est définit par l’interaction d’un élément avec sa propre cause, qui agit en retour sur l’élément lui-même. Il existe les rétroaction positives, qui entretiennent et amplifient le processus, et les rétroactions négatives, qui contrebalancent et freinent le processus.
Cela paraîtra peut-être abstraits à certains, mais des exemples très concrets aident à comprendre ce phénomène :
Les rétroactions positives
- Un bébé qui tète sa mère induit un processus de lactation chez cette dernière. Autrement dit, plus on tète, plus il y a de lait.
- Un pépiniériste qui bouture une plante augmente le nombre de plantes bouturables. Autrement dit, plus on bouture, plus on peut bouturer.
- L’extraction et l’usage d’énergies fossiles augmente notre capacité à extraire et utiliser de l’énergie fossile
Les rétroactions négatives
- L’usage de ressources fossiles diminue le stock d’énergie disponible, et l’usage finit par diminuer.
- Thermostat de la maison : le chauffage s’allume et fait monter la température, ce qui finit par éteindre le chauffage.
- Les herbivores sans prédateurs se multiplient, ce qui attire les prédateurs, ce qui régule les herbivores.
Il y a tant d’exemples qu’il vaut mieux ne pas aller plus loin. Mais ce qu’il est bon de comprendre ici, c’est le lien de la gouvernance par sollicitation d’avis et plus généralement les gouvernances partagées avec ce principe de rétroactions. Voyons ces organisations humaines comme des écosystèmes pleins de vie, avec de nombreuses boucles de rétroactions fonctionnant à toutes les échelles de la société. Chaque membre peut décider de quelque chose, ce qui va irrémédiablement enclencher une rétroaction. C’est là que ça devient profondément intéressant :
- Soit la rétroaction est positive. L’action a généré opportunités, satisfaction ou réussite. Donc, l’action accélère l’entreprise dans sa mission.
- soit la rétroaction est négative. L’action a créé tensions, pertes, insatisfaction. Donc, l’action freine l’entreprise dans sa mission.
Dans les deux cas, c’est vecteur d’expérience et cela mène vers la maturité du groupe. Mais en général, les organisations classiques ont peut de la possibilité de rétroaction négative, alors on verrouille tout, et l’entreprise se retrouve freiné dans son élan (l’élan intérieur de ses membres plus précisément!)
Faire avec patience et à petite échelle
Ce principe permaculturel assez mal respecté de mon point de vue doit être traduit dans le langage de la prise de décision. Ici, on dira plutôt qu’on peut rapidement décider de petites actions. Autrement dit, décisions réalistes, itérations fréquentes.
Paradoxalement, c’est ce qui permet à ces entreprise d’avancer finalement assez vite! Car tout le monde est à l’écoute, et on avance quand on sent le contexte favorable. Au contraire, sans vouloir caricaturer les organisations dont la hiérarchie et la prise de décisions sont plus structurés, cela est souvent plus lent et créativement étouffant dans ces dernières.
Le changement décisif en sollicitation d’avis est surtout que tout le monde peut se mettre en mouvement sans avoir à attendre un signal d’autorité.
Pour illustrer cela, 10 cyclistes qui roulent chacun de leur côté parcours un trajet cumulé plus important qu’un bus plein à craquer dont le conducteur n’a pas encore pris le volant.
Éléments de bibliographie
- Reinventing organizations, de Frédéric Laloux. Le site en lien ici est en anglais, nous le proposons quand même car il contient de nombreuses ressources additionnelles, inexistantes en français. Pour le livre en version française, voir la maison d’édition Diateino
- The decision maker, de Dennis Bakke
- Permaculture : principes et pistes d’actions pour une vie soutenable, de David Holmgren, cofondateur du concept de Permaculture
- https://fortune.com/fortune500/2019/search/ [↩]
- Cette citation s’applique à une entreprise dotée de chefs qui veulent aider les autres à prendre l’autonomie qui leur revient. [↩]
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